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trouve également pas mal de Russes, reconnaissables à leur allure de ploucs et à leur comportement de gangsters. Il
y a même un établissement destiné aux Français, appelé Ma maison; l'hôtel n'a qu'une dizaine de chambres, mais le
restaurant est très couru. J'y séjournai une semaine avant de me rendre compte que je n'étais pas spécialement
attaché aux andouillettes ni aux cuisses de grenouille ; que je pouvais vivre sans suivre les matches du championnat
de France par satellite, et sans parcourir quotidiennement les pages culture du Monde. De toute façon, il fallait que
je cherche un hébergement de longue durée. La durée normale d'un visa de tourisme n'est que d'un mois en
Thaïlande; mais, pour obtenir une prolongation, il suffit de repasser une frontière. Plusieurs agences à Pattaya
proposent l'aller-retour vers la frontière cambodgienne dans la journée. Après un trajet de trois heures en minibus,
on fait la queue une ou deux heures au poste de douane; on déjeune dans un self-service sur le sol cambodgien (le
prix du déjeuner est compris dans le forfait, ainsi que les pourboires aux douaniers) ; puis on prend le chemin du
retour. La plupart des résidents font ça tous les mois depuis des années; c'est beaucoup plus simple que d'obtenir un
visa de longue durée.
On ne vient pas à Pattaya pour refaire sa vie, mais pour la terminer dans des conditions acceptables. Ou du
moins, si on souhaite l'exprimer moins brutalement, pour faire une pause, une longue pause  qui peut s'avérer
définitive. Ce sont les termes qu'employa un homosexuel d'une cinquantaine d'années que je rencontrai dans un pub
irlandais de la Soi 14 ; il avait fait l'essentiel de sa carrière de maquettiste dans la presse people, il avait réussi à
mettre un peu d'argent de côté. Dix ans plus tôt, il avait constaté que les choses commençaient à mal tourner pour
lui : il sortait toujours en boîte, dans les mêmes boîtes que d'habitude, mais de plus en plus souvent il rentrait
bredouille. Bien entendu, il pouvait toujours payer; mais, s'il fallait en venir là, il préférait encore payer des
Asiatiques. Il s'excusa de cette remarque, espéra que je n'y voyais aucune connotation raciste. Non, non, bien sûr, je
comprenais : il est moins humiliant de payer pour un être qui ne ressemble à aucun de ceux qu'on aurait pu séduire
par le passé, qui ne vous rappelle aucun souvenir. Si la sexualité doit être payante il est bon qu'elle soit, dans une
certaine mesure, indifférenciée. Comme chacun sait, une des premières choses qu'on ressent en présence d'une
autre race est cette indifférenciation, cette sensation qu'à peu près tout le monde, physiquement, se ressemble.
L'effet se dissipe au bout de quelques mois de séjour, et c'est dommage, parce qu'il correspond à une réalité : les
êtres humains, au fond, se ressemblent énormément. On peut bien sûr distinguer les mâles et les femelles ; on peut
aussi, si l'on veut, distinguer différentes classes d'âge ; mais toute distinction plus poussée relève d'une certaine
forme de pédantisme, probablement liée à l'ennui. L'être qui s'ennuie développe des distinctions et des hiérarchies,
c'est chez lui un trait caractéristique. Selon Hutchinson et Rawlins, le développement des systèmes de dominance
hiérarchique au sein des sociétés animales ne correspond à aucune nécessité pratique, à aucun avantage sélectif; il
constitue simplement un moyen de lutter contre l'ennui écrasant de la vie en pleine nature.
Ainsi, l'ancien maquettiste terminait gentiment sa vie de pédale en se payant de jolis garçons minces et musclés,
au teint mat. Une fois par an, il retournait en France pour rendre visite à sa famille et à quelques amis. Sa vie
sexuelle était moins frénétique que je n'aurais pu l'imaginer, me dit-il; il sortait une ou deux fois par semaine, pas
plus. Cela faisait déjà six ans qu'il était installé à Pattaya; l'abondance de propositions sexuelles variées, excitantes
et bon marché provoquait paradoxalement un apaisement du désir. Chaque fois qu'il sortait il était certain de
pouvoir enculer et sucer de jeunes garçons magnifiques, qui le branleraient de leur côté avec beaucoup de
sensibilité et de talent. Pleinement rassuré sur ce point il préparait mieux ses sorties, il en profitait avec modération.
Je compris alors qu'il m'imaginait plongé dans la frénésie érotique des premières semaines de séjour, qu'il voyait en
moi un pendant hétérosexuel à son propre cas. Je m'abstins de le détromper. Il se montra amical, insista pour payer
les bières, me donna différentes adresses pour une location de longue durée. Ça lui avait fait plaisir de parler avec
un Français, me dit-il ; la plupart des résidents homosexuels étaient anglais, il avait de bons rapports avec eux, mais
de temps en temps il avait envie de parler sa langue. Il avait peu de rapports avec la petite communauté française
rassemblée autour du restaurant Ma maison; c'étaient plutôt des hétéros beaufs, du genre anciens coloniaux ou
militaires. Si je devais m'installer à Pattaya nous pourrions sortir ensemble un soir, en tout bien tout honneur
naturellement; il me laissa son numéro de portable. J'en pris note, tout en sachant que je ne le rappellerais jamais. Il
était sympathique, affable, et même intéressant si l'on veut ; mais je n'avais simplement plus envie de relations
humaines.
Je louai une chambre dans Naklua Road, un peu à l'écart de l'agitation de la ville. Il y avait l'air conditionné, un
réfrigérateur, une douche, un lit et quelques meubles ; le loyer était de trois mille bahts par mois  un peu plus de
cinq cents francs. Je transmis cette nouvelle adresse à ma banque, écrivis une lettre de démission au ministère de la
Culture.
Il ne me restait plus grand-chose à faire, dans l'existence, en général. J'achetai plusieurs rames de papier 21 x
29,7 afin d'essayer de mettre en ordre les éléments de ma vie. C'est une chose que les gens devraient faire plus
souvent avant de mourir. Il est curieux de penser à tous ces êtres humains qui vivent une vie entière sans avoir à
faire le moindre commentaire, la moindre objection, la moindre remarque. Non que ces commentaires, ces [ Pobierz całość w formacie PDF ]
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